Aventures de trois Russes et de trois Anglais dans l'Afrique Australe (1872), ou les arpenteurs obstinés.
Les Aventures de trois Russes et de trois Anglais (1872) mettent en scène six astronomes dont la tâche est de mesurer une portion de méridien terrestre. Il s'agit donc plus de géodésie que d'astronomie, mais historiquement, ce genre de travail a toujours échu aux astronomes. Les héros utilisent la méthode de triangulation exposée en détail dans l'Astronomie Populaire d'Arago. On retrouve le thème des grandes expéditions scientifiques des Picard, Lacaille, Maupertuis, Bouguer, Godin, La Condamine, Méchain, Delambre, Arago... commanditées par l'Académie des sciences, aux époques où le métier d'astronome était un métier dangereux.
Les acteurs
En pleine guerre de Crimée, les Russes et les Anglais se sont alliés pour mesurer dans l'hémisphère sud, en Afrique, une portion de méridien. Il s'agit de ne pas laisser à la France le monopole de la détermination des étalons de poids et mesures.
La délégation anglaise se compose du colonel Everest (55 ans), de l'Observatoire de Cambridge ; de William Emery (environ 25 ans), de l'Observatoire du Cap ; de sir John Murray (44 ans au plus), riche amateur du Devonshire, grand chasseur.
La délégation russe se compose de Mathieu Strux (environ 55 ans), de l'Observatoire de Poulkovo ; de Nicolas Palander (55 ans), de Helsingfors (Helsinki) ; de Michel Zorn (environ 25 ans), de Kiev.
Les deux chefs (Everest et Strux) sont un peu coincés. Ils font preuve d'une rivalité professionnelle aigüe et leurs relations sont calquées sur les relations diplomatiques — souvent tendues et conflictuelles — entre la Russie et l'Angleterre (avec cependant un décalage dû à l'absence de nouvelles fraîches).
L'astronome anglais Everest provient de l'Observatoire de Cambridge, « dont la lunette de 14 pouces a résolu la nébuleuse d'Andromède ». Jules Verne semble confondre l'Observatoire de l'Université de Cambridge en Angleterre avec celui du Harvard College à Cambridge (Massachusetts, États-Unis), qui seul possèdait alors une lunette de 14 pouces.
Les deux jeunes (Emery et Zorn) sont bien plus cool et vont vite fraterniser.
John Murray, bien plus fondu de chasse que d'astronomie, semble confondre expédition scientifique et safari.
Nicolas Palander, calculateur émérite, excelle dans une autre sorte de chasse, celle aux erreurs dans les tables de logarithmes. C'est un autre savant Cosinus par sa distraction, qui mettra la mission en péril : il s'égarera et se fera voler les registres des observations par des singes.
Enfin, il y a le bushman Mokoum, homme de terrain sur qui reposera toute la logistique de la mission et sa survie.
Pour en savoir plus sur ces personnages et les individus réels dont ils ont pu être inspirés, voir Verniana.
La méthode
La méthode – mesure de la base, maniement du cercle répétiteur de Borda, triangulation – suit pas à pas le protocole ayant servi à la mesure de la méridienne de Dunkerque à Barcelone par Delambre et Méchain et étendue jusqu'à Majorque par Biot et Arago. Ce protocole a été décrit en détail par Delambre dans sa monumentale Base du Système Métrique décimal (1806—1810) et par Arago dans son Astronomie Populaire (tome 3, 1856). Jules Verne se réfère également à l'exposé de géodésie des Leçons nouvelles de Cosmographie (1854) d'Henri Garcet, dont il reproduit une figure et un paragraphe entier (Chap. VIII).
Paul Henri Garcet, cousin de Jules Verne, est né à Provins le 29 mars 1815, mort à Paris le 2 février 1871 (suite aux privations du siège). Il entra à l'École normale supérieure en 1835 et fut reçu premier à l'agrégation de sciences en 1838. Il enseigna les mathématiques d'abord à Reims, puis à partir de 1847 à Paris au lycée Henri IV (qui s'appelait alors lycée Napoléon, puis lycée Corneille). Ses Leçons Nouvelles de Cosmographie s'adressaient à la fois aux bacheliers ès sciences et, dans leurs compléments, aux candidats à la licence ès sciences mathématiques. Il publia également d'autres livres d'enseignement, certains en collaboration avec son collègue le mathématicien et futur académicien Joseph Bertrand.
François Arago (1786–1853).
Le roman a été considéré comme un hommage à François Arago qui participa en 1806–1808, avec Jean-Baptiste Biot, à la prolongation de la mesure de la méridienne de Dunkerque jusqu'à l'île de Formentera (Baléares). Arago fut emprisonné au château de Bellver durant l'été 1808 à l'occasion de la guerre franco-espagnole. Il s'en échappa et ne revint en France que le 2 juillet 1809 à la suite d'aventures rocambolesques qui ne dépareraient pas un roman de Jules Verne (lire le récit qu'il en fait dans Histoire de ma jeunesse). Cet épisode est brièvement évoqué dans un autre roman de Jules Verne, Clovis Dardentor (1896), où des excursionnistes visitent le château de Bellver. Dans Hector Servadac (1877), on retrouve également l'astronome Palmyrin Rosette à Formentera, où il voulait vérifier les mesures d'Arago ! Un monument à Jules Verne a été érigé à Formentera en 1975, sur le sommet de La Mola qu'utilisa Arago pour faire ses relevés.
Jules Verne insiste particulièrement sur la percée technologique apportée par l'utilisation du cercle répétiteur de Borda pour la mesure des angles, permettant de diminuer les erreurs de mesure :
« Inutile d'ajouter que cet admirable instrument [le cercle répétiteur de Borda], construit avec une extrême perfection, permettait aux observateurs de diminuer autant qu'ils le voulaient les erreurs d'observation. Et en effet, par la méthode de la répétition, ces erreurs, quand les répétitions sont nombreuses, tendent à se compenser et à se détruire mutuellement. » (Chap. VIII.)
« Le relèvement fut alors pris avec de méticuleuses précautions, et après des observations souvent réitérées, l'angle mesuré donna 73° 58' 42''413. On voit que cette mesure était obtenue jusqu'aux millièmes de secondes, c'est-à-dire avec une exactitude pour ainsi dire absolue. » (Chap. XIII.)
« Le colonel Everest, pour avoir une précision plus grande, fit vingt répétitions successives en modifiant la position de ses lunettes sur le cercle gradué ; de cette façon, il divisa par vingt les erreurs possibles de lecture, et il obtint une mesure angulaire dont la rigueur était absolue. » (Chap. XVIII.)
On peut voir un cercle répétiteur de Borda au Musée des Arts et Métiers. Les règles de Borda originales sont conservées à l'Observatoire de Paris. Elles ont été exposées en 2004 à l'occasion du bicentenaire de la mort de Méchain et en 2005 lors de l'exposition sur la mesure de la vitesse de la lumière.
Une conception optimiste des erreurs
On constate que pour Jules Verne, l'erreur décroît en fonction inverse du nombre d'observations. Cela peut surprendre, car l'on sait que lorsque l'on combine des observations indépendantes, l'erreur ne décroît qu'en fonction inverse de la racine carrée du nombre de mesures. Si l'on fait 100 observations au lieu d'une, l'erreur est divisée par 10, et non pas par 100. Pourtant, Arago écrit dans l'Astronomie Populaire (tome 3, p. 277), à propos du cercle répétiteur de Borda dont il fait un éloge appuyé :
« On comprend qu'on peut faire ainsi dix, vingt, trente,….. cent répétitions. On ne lira qu'une seule fois un angle dix, vingt, trente,….. cent fois plus grand que l'angle cherché, et par conséquent on divisera par dix, vingt, trente,….. cent, l'erreur de lecture. »
En effet, l'astuce de la répétition dans l'usage du cercle de Borda permet de n'effectuer qu'une seule lecture pour un angle n fois plus grand que l'angle à estimer, d'où une erreur de lecture divisée par n. Cependant, cela suppose que l'on pointe n fois la mire ou l'étoile dont on veut mesurer la position. L'erreur de pointage n'est alors divisée que par √n.
Quelle est réellement la précision du cercle répétiteur ? Arago est peu disert sur ce point : « une petite fraction de seconde » pour une détermination de latitude (Astronomie Populaire, tome 3, p. 288). L'« exactitude absolue » et la précision du millième de seconde d'arc dont fait mention Jules Verne sont bien exagérées. Mais à cette époque, la théorie des erreurs n'en était qu'à ses premiers balbutiements.
Le géodésien J.-J. Levallois remarque :
« Dans une triangulation moderne l'erreur moyenne d'observation est de ±1'',5, ce qui correspond à une parallaxe de 2,5 cm à 10 km, et assure une précision moyenne relative de position de 10 cm. » (Chap. Géodésie de l'Encyclopédie Scientifique de l'Univers du Bureau des longitudes, Gauthier-Villars, 1977).
Toujours selon J.-J. Levallois, l'erreur (écart-type) sur les mesures d'angle de la triangulation de Delambre et Méchain était de 1'',1.
Bien sûr, les techniques spatiales actuelles (GPS et ses versions améliorées) permettent de faire bien mieux.
Il est remarquable qu'à l'issue de la triangulation de Delambre et Méchain, la comparaison des bases mesurées à Melun et à Perpignan, qui devait valider l'opération, n'a révélé qu'une différence de 30 cm (l'erreur correspondante donnée dans le roman de Jules Verne pour la comparaison des deux bases africaines est de 27 cm). Cependant, Méchain a trouvé une erreur de trois secondes d'arc dans ses relevés de latitude pour Barcelone. Tragiquement, il passa la fin de sa vie à traquer une erreur possible dans ses calculs. Il s'avère qu'il n'y avait aucune faute de calcul, et que l'écart provenait du cumul logique des erreurs d'observation.
Les unités chez Jules Verne
Jule Verne apparaît dans les Aventures de trois Russes et de trois Anglais comme un ardent défenseur du système métrique. On constate cependant que partout dans ses romans cohabitent les « anciennes » mesures (pieds, toises, lieues....) et les nouvelles (mètres, kilomètres...). On imagine avec quelles difficultés le nouveau système instauré par la Révolution, qui se voulait universel, s'est diffusé. Des exemples récents (réformes monétaires par exemple) ont montré avec quelles réticences de tels changements se répandent finalement parmi le grand public. Bien qu'il soit légalement réintroduit en 1837 avec application effective dans les écoles en 1840, en plein milieu du XIXe siècle, le système métrique n'avait tout simplement pas cours en France ! Les grands ouvrages de vulgarisation du milieu (et même de la fin) du XIXe siècle, comme les Astronomies populaires d'Arago (1854) et de Flammarion (1880), donnaient à leurs lecteurs les distances en lieues (parfois en kilomètres, mais toujours accompagnés de leur conversion).
On remarque cependant une évolution constante dans les œuvres de Jules Verne, les anciennes unités étant progressivement éliminées au profit des nouvelles au cours du temps. Mais même dans La Chasse au météore, dont la version originale a été écrite en 1901, on trouve un joyeux mélange de mètres et de pieds, de kilomètres et de lieues, de kilogrammes et de livres (conservé en partie dans la version remaniée par Michel Verne et publiée en 1908). Il est vrai que la plupart des passages concernés sont censés être des extraits de journaux américains.
Verne s'est aussi fait une sorte de point d'honneur à adapter ses unités au contexte. Ainsi, les températures sont toujours en degrés Fahrenheit lorsqu'elles sont mesurées par des personnages anglo-saxons. Verne en donne alors systématiquement la conversion en degrés Celsius (centigrades) – parfois avec des erreurs. De même pour l'origine des longitudes : Greenwich ou Paris suivant la nationalité du navigateur – parfois sans cohérence avec les cartes illustrant ses ouvrages.
Le système métrique n'est toujours pas universellement utilisé de nos jours, le pricipal réfractaire restant les États-Unis. Ce qui peut conduire à des erreurs. Un exemple spectaculaire récent fut la perte de la mission Mars Climate Orbiter par la NASA en 1999 au moment de son insertion en orbite martienne suite à une confusion entre unités anglo-saxonnes et unités du système métrique.
Bibliographie
Une version électronique des Aventures de trois Russes et de trois Anglais est disponible ici.
L'histoire de la Méridienne est contée dans les livres passionnants de Trystram, Guedj et Alder. Ne nous privons pas, cependant, de la lecture des témoignages des acteurs eux-mêmes : la Base du système métrique décimal de Delambre (parmi les plus de 2000 pages de l'ouvrage, on peut se concentrer sur le Discours préliminaire), la pittoresque Histoire de ma jeunesse de François Arago, sans oublier le Journal historique du voyage fait au Cap de Bonne-Epérance de Lacaille. (Ces ouvrages sont accessibles sur Gallica).
Des points complémemtaires sur les personnages et les sources de Jules Verne sont développés dans notre article publié dans Verniana.
© 2005–2020 Jacques Crovisier
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