Parmi les résultats obtenus sur Ulysse par spectroscopie du bruit quasi-thermique, décrits en détail dans la première partie (cf figure iii.2), on s'intéresse particulièrement au cas où l'on peut disposer à la fois d'une mesure de la densité et de la température des électrons, ces mesures étant acquises indépendamment l'une de l'autre.
Figure iv.1: Densité et température des électrons dans la partie externe
du tore d'Io (le tore "chaud"), en fonction de la
latitude centrifuge. [adapté de Meyer-Vernet, Moncuquet and Hoang, 1995]
On a représenté sur la figure iv.1 les densités [Hoang et al., 1993, d'après,] et les températures [Moncuquet, Meyer-Vernet and Hoang, 1995, d'après,] des électrons en fonction de la latitude centrifuge, c'est-à-dire par rapport à l'équateur physique du tore (cf i.1.1). Les barres d'erreurs indiquées en trait continu sur cette figure correspondent à des mesures obtenues par des méthodes indépendantes. La latitude centrifuge est déterminée en utilisant un modèle simplifié du champ magnétique jovien (un dipôle incliné), largement suffisant pour ce qu'on souhaite montrer ici, compte-tenu des barres d'erreurs.
Indubitablement, Les mesures des densités et températures électroniques
présentées sur la figure iv.1 remettent en cause les bases de la
description latitudinale du tore et de son équilibre thermodynamique :
contrairement à ce que supposaient tous les modèles précédents,
fondés sur l'équilibre thermique local (isotherme
pour chaque espèce de particule) [[Bagenal and Sullivan, 1981]; Divine and Garrett,
1983; [Bagenal, 1994]]
) du plasma le long des
lignes de champ, la température n'est pas constante lorsqu'on se déplace le
long d'une ligne de champ mais est, au contraire, très significativement
croissante avec la latitude centrifuge
(
double sur
7° de latitude).
On peut tout d'abord se demander si cette contradiction flagrante
entre la mesure des températures électroniques réalisée pour la première fois
en vraie grandeur (i.e. à des latitudes non négligeables)
par Ulysse et l'hypothèse largement admise jusqu'ici de l'équilibre
diffusif isotherme du
plasma le long des lignes de champ n'est pas seulement dû à une mauvaise
interprétation de nos mesures. Je distinguerai, pour y répondre
d'emblée, deux mises en cause possibles, dont la deuxième est celle qui nous a
mis la puce à l'oreille pour aboutir à notre propre explication.
1) l'augmentation de température peut-elle être due à une variation
azimutale du plasma, puisque qu'Ulysse ne suit pas vraiment une ligne de champ
mais reste sur une coquille magnétique en balayant
90° de longitude (voir Annexe A.1) ? Pour cela, il faudrait exhiber
une asymétrie de longitude «taillée sur mesure» qui fournisse une variation
de température d'un facteur 4 sur 45° de longitude et qui soit
adéquatement symétrique de part et d'autre de l'équateur centrifuge. Ce serait
une interprétation singulièrement ad hoc et pour laquelle on est bien
incapable d'avancer la moindre justification physique. Qui plus est, les
variations azimutales effectivement observées [Thomas, 1993, revues
dans,], [Desch, Farrell and Kaiser, 1994, et pour Ulysse :,], correspondent soit à des
structures beaucoup plus étroites, de l'ordre d'au maximum 20° de
longitude (simulées en tenant compte de la diffusion radiale et connues
sous le nom de «doigts» de
plasma
[Yang et al., 1992], soit à des
variations sur
180° mais modérées (en fait des variations de brillance
aboutissant à des variations de température de l'ordre d'au maximum 20% pour
les électrons du tore chaud [Schneider et al., 1997, par ex.,]), variations
qui n'ont évidemment aucune raison d'être miraculeusement symétriques par
rapport à la longitude à laquelle Ulysse a rencontré l'équateur centrifuge.
2) Peut-il y avoir une confusion entre diverses températures, due à la
méthode de mesure elle-même, en présence notamment de distributions d'énergie
non purement maxwelliennes (entre électrons chauds et froids par exemple, dans
le cas d'une distribution type coeur + halo)? Un élément de réponse
est donné
dans le premier article présenté (ici ) où on montre que la
température effectivement obtenue par notre méthode est reliée
aux températures
d'une somme de populations maxwelliennes de
densités
par :
Cette température mesurée est donc principalement celle des particules froides de la distribution. Si on modélise le tore avec deux espèces d'électrons (coeur + halo) [Bagenal, 1994, comme dans ,], c'est bien la température des électrons froids qu'Ulysse voit croître avec la latitude sur la figure iv.1, et c'est effectivement contradictoire avec l'hypothèse de l'équilibre diffusif isotherme de chaque espèce le long des lignes de champ.
Outre l'augmentation importante de la température avec la latitude, la comparaison densité/température laisse apparaître une forte anticorrélation entre ces quantités (le taux de corrélation vaut -0.87), bien visible sur la figure iv.1. Cette anticorrélation se traduit par l'existence d'une loi d'état empirique, dite loi polytrope:
à indice polytrope
puisqu'il s'agit d'une
anticorrélation.
Figure iv.2: Température/densité électroniques mesurées in situ sur
Ulysse, avec la meilleure droite de régression linéaire sur une échelle log-log
(et tenant compte des barres d'erreurs dans les deux directions
[Numerical Recipes, 1992]). Les données couvrent environ autour de
l'équateur centrifuge. (La longitude varie d'environ 90° autour de
310° ouest (CML) et la distance à Jupiter varie peu, de 7.1 à 8.4
).[extrait de Meyer-Vernet, Moncuquet and Hoang, 1995]
Pour calculer cet indice, on détermine la pente de la meilleure droite de
régression linéaire de en fonction de
(figure
iv.2), ce qui donne :
.
Après avoir soupçonné un artefact dû aux conditions ou à la méthode de mesure
, on peut maintenant légitimement se
demander comment peut perdurer un tel déséquilibre thermodynamique (i.e. une
loi polytrope à
) dans un plasma supposé fluide, c'est-à-dire a
priori soumis à de nombreux processus d'interaction entre particules
(collisions et autres) qui devraient le faire relaxer vers l'état d'équilibre
(on dira par la suite plus rapidement «thermaliser»).
En réalité, ce plasma est très peu collisionnel dans la région qui nous
préoccupe ici et les libre-parcours moyens des particules sont très grands
devant les échelles de hauteur des variations des densité et température
électroniques qui nous intéressent : avec la plus grande densité et la plus
petite température mesurées ici ( cm
et
K), le libre-parcours moyen des électrons froids (pour les
collisions
coulombiennes entre électrons) est
. Comme
le libre-parcours moyen augmente en s'éloignant de l'équateur
centrifuge, et est encore plus grand pour les suprathermiques. Les autres
libre-parcours (ions-électrons chauds, ionisation et excitation, recombinaison)
sont du même ordre de grandeur [Book, 1986, p.32 de,]
(et les libre-parcours moyens des ions sont
encore plus grands [Strobel, 1989, ,]). Ces valeurs sont donc
plusieurs fois plus grandes qu'une échelle de grandeur caractéristique de notre
variation de densité et température (typiquement
ou 7° de
latitude pour que la température double et la densité soit divisée par 4).
En d'autres termes, le temps que met une particule pour se déplacer le long
d'une ligne
de champ est très court comparé aux temps caractéristiques des interactions (au
sens le plus large) des particules du plasma. C'est vrai aussi si l'on compare
le mouvement le long des lignes de champ -qui détermine le
confinement vertical du tore, et dont les échelles de temps caractéristiques
vont de quelques secondes pour les électrons à quelques heures pour les ions
les plus massifs- au mouvement de dérive des particules perpendiculairement à
-qui détermine la diffusion radiale du tore, et dont l'échelle de
temps caractéristique est de l'ordre de 2 mois
[Cheng, 1986, par ex.,].
Avec de tels libre-parcours moyens, il paraît effectivement plus pertinent d'utiliser une approche microscopique cinétique du plasma, c'est-à-dire de décrire celui-ci par la donnée explicite d'une fonction de distribution de vitesses pour chaque espèce de particules. On déduit dans ce cas les quantités macroscopiques traditionnelles, comme la température, du calcul des moments de cette fonction de distribution. On sait qu'un plasma à l'état d'équilibre est alors décrit par une distribution de vitesses de Maxwell-Boltzmann (maxwellienne) isotrope qui a la forme normalisée (pour une densité n et une température T de particules de masse m) suivante:
où désigne la constante de Boltzmann.
Dans ce cas, il est bien connu (on verra exactement pourquoi en IV.2)
que la température reste constante le long des lignes de champ, en
contradiction de même avec la mesure obtenue par Ulysse.
Notre résultat est aussi incompatible, c'est peut-être moins connu, avec une
description cinétique du plasma fondée sur une distribution bi-maxwellienne,
c'est-à-dire anisotrope et maxwellienne dans chacune des directions
parallèle et perpendiculaire à , de la forme normalisée suivante:
Dans ce cas, notons tout d'abord que la
température mesurée par Ulysse est la température
perpendiculaire à
et montrons brièvement que le sens de l'anisotropie «mesuré»
(ou couramment admis
[Sittler and Strobel, 1987, par ex. ,]) dans le tore d'Io (
)
produirait une décroissance de
avec la latitude; on peut
établir
[Chiu and Schulz, 1978, Huang and Birmingham, 1992] en effet qu'en considérant une
distribution bi-maxwellienne des vitesses, la température parallèle va demeurer
constante le long des lignes de champ tandis que la température perpendiculaire
devient (à l'abscisse curviligne s le long de la ligne de champ) :
où dénote l'anisotropie à l'équateur
centrifuge.
Dans un champ poloïdal, la magnitude s'accroît le long de la ligne de force du
champ , i.e.
, et on voit alors facilement d'après iv.5 qu'en supposant
l'anisotropie
dans le tore d'Io (comme tout le monde l'affirme),
on aura HB
, et la température devrait diminuer avec la latitude. De
plus, même en contestant le consensus des spécialistes du tore
et en inversant donc le sens de cette anisotropie (i.e.
), on obtient, toujours d'après iv.5 : HB
;
ce qui signifie que cette variation de température, due aux forces
miroir-magnétiques, est nécessairement inférieure à celle de B le long d'une
ligne de champ, c'est-à-dire assez faible dans la gamme de latitude explorée
ici (quelque 15% sur 10° de latitude)
, sans commune mesure avec la variation réellement observée.
Ainsi, une description microscopique du plasma usant d'une distribution de
vitesses des électrons maxwellienne ou bi-maxwellienne
ne nous permet pas davantage d'expliquer les résultats présentés sur
la figure iv.1. Cela n'est pas trop désappointant puisque, comme on l'a vu,
le milieu est a priori trop peu collisionnel pour relaxer vers une distribution
maxwellienne. Qui plus est, la présence (avérée [Sittler and Strobel, 1987]) d'une
population d'électrons suprathermiques au voisinage de l'équateur du tore
montre que le plasma n'est déjà pas à l'équilibre thermique à l'équateur,
et n'a pas de
raison de thermaliser sur des distances telles que celles explorées par Ulysse
de part et d'autre de cet équateur (2 à 3 rayons joviens), puisque
les libre-parcours
moyens (qui croissent en ) sont encore plus grands pour ces électrons
suprathermiques que pour le gros des électrons. On va voir que cette absence
intrinsèque d'équilibre thermique local dans les plasmas spatiaux sans
collision, dont l'importance a été soulignée pour la première fois par
[Scudder and Olbert, 1979] à propos du vent solaire, sera en fait la seule hypothèse
nécessaire pour
expliquer les variations observées de
et
avec la latitude dans le
tore de plasma d'Io, y compris leur anticorrélation.