À ce stade de l'analyse, nous avons donné une interprétation qualitative
(filtration des vitesses sur une distribution non-maxwellienne) et quantitative
(filtration sur une -distribution) de la surprenante augmentation de la
température des électrons froids avec la latitude mesurée par Ulysse, ainsi que
de la loi polytrope à
observée. Néanmoins, l'étape suivante, qui
consiste à calculer le profil de densité le long d'une ligne de champ, ou en
d'autres termes le confinement du tore, qui devrait être
a priori différent de celui obtenu avec les modèles disponibles,
n'est pas encore accessible puisque
l'équation iv.13, lorsqu'on l'écrit pour les électrons, dépend du potentiel
de confinement des électrons du tore qui nous est inconnu.
En introduisant la notion d'équateur centrifuge (chapitre i, section i.1.1), on a ébauché le calcul de
la composante parallèle au champ magnétique de la force mécanique centrifuge
due à la corotation du plasma. Cette force, qui dérive d'un potentiel, est
proportionnelle à la masse de la particule considérée et est par conséquent une
composante déterminante du mouvement des ions (au minimum 1800 fois plus
massifs que les électrons) le long des lignes de champ. Comme le plasma doit
rester électriquement neutre, il faut, d'un point de vue microscopique, que les
électrons subissent une force électromotrice appropriée pour «suivre» le
mouvement des ions, ce qu'on modélise macroscopiquement par l'introduction d'un
champ électrique ambipolaire
parallèle au champ magnétique de
Jupiter, changeant de signe à l'équateur centrifuge et dérivant
d'un potentiel électrostatique (noté par la suite
) négatif (pour
confiner les charges négatives). En première approximation (on raffinera dans
le chapitre suivant), le potentiel électrique ambipolaire
confinera donc les électrons autour de l'équateur centrifuge, tout comme seront
confinés les ions du plasma par le potentiel centrifuge + le potentiel
(où Z désigne le nombre de charge d'un ion).
On voit ainsi que ce potentiel , nécessaire pour calculer le profil de
densité des électrons, dépend fondamentalement des ions (via l'équation de
neutralité du plasma), et par conséquent de leurs distributions de vitesses,
mais aussi de leurs natures chimiques et de leurs proportions respectives dans
le tore, c'est-à-dire globalement d'un modèle de composition physico-chimique
du tore de plasma d'Io (toutes choses dont nous ne pouvons hélas pas disposer
avec Ulysse). La construction d'un tel modèle, élargi à des distributions kappa
anisotropes des ions et pour les différentes espèces d'ions détectées dans le
tore par Voyager 1 (c'est-à-dire généralisant aux distributions kappa
anisotropes le modèle construit par Mme Bagenal en utilisant des distributions
bi-maxwelliennes) fait justement l'objet du reste de la thèse (chapitres
v et vi).
Pour clore ce chapitre, je veux présenter ici brièvement le premier modèle de tore de plasma d'Io fondé sur une distribution kappa, que nous avons proposé dans l'article de Meyer-Vernet, Moncuquet and Hoang, [1995] reproduit en annexe B.1. Ce modèle permet d'obtenir un profil de densité électronique en fonction de la latitude centrifuge en faisant des hypothèses simples (mais non simplistes), en particulier sur la distribution des ions et leur composition. J'en résume ici le principe et les résultats fondamentaux, et j'invite le lecteur à se reporter pour plus de détails à la section 5 de l'article [B.1] :
Si l'on suppose que les ions en présence sont formés d'une seule espèce
(hypothèse simplificatrice, nous l'admettons, qui sera levée dans le chapitre
suivant) et que leur distribution de vitesse est une -distribution
(c'est une hypothèse de construction défendable et effectivement défendue dans
le chapitre suivant) dont le
est identique à celui des électrons
(c'est l'hypothèse la plus arbitraire, et n'a d'autre justification que de
rendre possible un calcul analytique, mais elle sera aussi levée dans les
chapitres suivants) alors on peut écrire l'équation iv.13 pour les électrons
et les ions en y ajoutant la neutralité du plasma quelque soit la latitude :
[voir Éq.(22) de B.1]. On obtient un profil
de densité qui a la forme d'une Lorentzienne généralisée en s :
où H est une échelle de hauteur caractéristique de ce profil, analogue à l'échelle de hauteur d'un modèle gaussien [Bagenal and Sullivan, 1981, Divine and Garrett, 1983, Hoang et al., 1993] que l'on aurait obtenue en utilisant une distribution maxwellienne (avec les mêmes hypothèses simplificatrices).
On déduit aussi, en utilisant une forme
simplifiée du potentiel centrifuge, une expression de H en fonction de la
température des ions et des électrons à l'équateur centrifuge
[voir
Éq.(24)&(25) de B.1]. Notons qu'on peut aussi déduire ce profil de densité
iv.18 en utilisant une description fluide du plasma, et en supposant
vérifiée au préalable une loi d'état polytrope entre n et T à .
On obtient
alors un profil de densité comparable à celui de iv.18
mais exprimé en fonction
de l'indice polytrope
, de telle sorte que cet indice soit relié
au
de
iv.18 par l'équation iv.15. On montre ensuite dans cet
article [B.1] qu'on peut déduire l'échelle de hauteur H en ajustant
(au moindre
) le
profil de densité iv.18 au profil mesuré par Ulysse. On obtient un
ajustement assez bon (
) pour une échelle de hauteur
.
Ce modèle simple a été récemment utilisé par [Thomas and Lichtenberg, 1997] pour interpréter
des profils de température dans le tore d'Io (déduites d'observation en
infrarouge depuis la Terre).
On a représenté dans un plan méridien sur
la figure iv.3
entre 7 et (là où l'on a observé la loi polytrope et
donc «validé» le
des électrons)
un «modèle 2-D» calculé avec
le profil «kappa-like» donné en iv.18,
et
le gradient de densité à l'équateur centrifuge de Voyager 1.
On a représenté pour comparaison un modèle de densité électronique
déduit de [Bagenal, 1994] (supposé isotrope, champ
)
à l'extérieur du domaine de validité de notre loi polytrope.
Au vu de ce type de comparaison, on a pu déclarer [Stone et al., 1992b], y compris
nous-mêmes [Hoang et al., 1993, dans ,], qu'à l'époque de la rencontre Ulysse-Jupiter
(1992), on avait vu un tore deux fois plus dense à l'équateur et beaucoup plus
confiné autour de l'équateur centrifuge .
Il faut à présent relativiser ces affirmations parce
qu'elles sont fondées sur une comparaison entre de vraies mesures en
latitude (pour Ulysse) et une extrapolation en latitude des mesures de
Voyager 1, fondée sur des
hypothèses (équilibre thermique local) qu'on a trouvées définitivement
incompatibles avec les mesures de température d'Ulysse (voir tout ce qui
précède).
Figure iv.3: Un modèle simplifié de densité électronique limité au domaine
exploré utilement par Ulysse dans le tore de plasma d'Io et calculé
à partir d'une -distribution isotrope (
) pour toutes
les particules. Le profil en altitude s est une
fonction Lorentzienne en s d'échelle de hauteur
. Le
gradient de densité électronique utilisé à l'équateur centrifuge est celui de
Voyager 1 (mais la densité absolue est multipliée par 1.9 pour s'ajuster à
celle mesurée par Ulysse).(Figure extraite de Moncuquet [1995])
Il est à cet égard amusant de constater qu'au point commun en
latitude et distance jovicentrique des trajectoires d'Ulysse et de Voyager 1
(immersion) (voir cette intersection sur la figure iv.3)
les densités électroniques mesurées par
les deux sondes à 12 années d'intervalle sont très semblables (à
quelques % près pour une densité d'environ 300cm ).