Comment l’Observatoire s’est lancé dans l’espace...
Conférence donnée par Jean-Louis Steinberg à l’Observatoire de Meudon le 6 avril 1998.
Ces missions furent un succès complet. Les données obtenues étaient d’une qualité très supérieure à tout ce qui avait été acquis auparavant par d’autres équipes. Elles furent analysées et interprétées théoriquement : l’antenne ne recevait pas seulement des ondes radio mais aussi des ondes électrostatiques. Tous ces résultats furent réunis en 1976 dans la thèse de Nicole Meyer, un ensemble très remarquable sur lequel je reviendrai plus loin.
A cette époque, j’avais embauché plusieurs ingénieurs transfuges de l’industrie où ils avaient l’impression de perdre leur temps : René Knoll occupait un bureau vitré dans une longue ligne d’autres bureaux vitrés au bout de laquelle le bureau non moins vitré et surélevé du chef permettait à celui-ci de s’assurer qu’aucun de ses subordonnés ne levait la tête trop souvent. On exigeait aussi de René qu’il porte une cravate. Gérard Epstein, Michel Auger et Georges Dumas s’ennuyaient ferme aussi. Mais ces gars-là ne connaissaient rien aux techniques spatiales. Il fallut compléter leur formation.
En 1963, le congrès annuel du COSPAR s’est tenu à Varsovie. J’y ai assisté pour m’instruire ; mais j’y suis allé en 2 CV pour y rencontrer des camarades de déportation et retourner à Auschwitz où mes parents avaient été gazés en 1944. Au COSPAR j’ai rencontré Andy Molozzi, un brillant ingénieur canadien qui avait travaillé sur les satellites Alouette. Le Canada avait une solide tradition d’étude de l’ionosphère par le bas, avec des sondeurs installés au sol. Ses scientifiques avaient décidé d’utiliser les techniques spatiales pour la sonder par le haut. Ce qui fut fait avec les satellites Alouette, mis en orbite par la NASA. Andy avait d’intéressants résultats scientifiques à exposer au COSPAR, mais il voulait aussi aller visiter Rudka, le village polonais que son père avait quitté en 1905, chassé par la famine. Andy parlait le polonais mais n’avait pas de voiture ; je ne parlais pas le polonais, mais j’avais une voiture. Nous sommes allés ensemble à Auschwitz et à Rudka, et nous avons beaucoup parlé. J’ai ainsi réalisé que les Canadiens avaient des budgets voisins des nôtres et développaient de l’électronique embarquée bien moins chère qu’à la NASA. Les Canadiens sont beaucoup moins nombreux que les Américains et leur pays ne pouvait pas se payer un budget spatial comparable à celui de la NASA. Entre 1965 et 1967, René Knoll, Michel Auger et Georges Dumas ont séjourné au Canada pendant un an. Ils y ont appris comment faire face aux contraintes imposées par l’utilisation de véhicules spatiaux.
La période 1962-1970 pendant laquelle nous avons mené à bien les missions Rubis et EIDI a été très féconde et très exaltante. Nous étions plus jeunes qu’aujourd’hui de 35 ans et le CNES était en plein développement. Il avait plus de ressources affectées à la science que les scientifiques n’en demandaient. C’est ainsi que la tour solaire de Meudon a été financée pour les 2/3 par le CNES en partant d’une demande de Muller d’une tour métallique de 10 mètres de haut destinée à lui permettre d’observer les satellites artificiels avec une lunette et d’étudier ensuite la mécanique de leurs orbites. Mais aussi, les ingénieurs du CNES nous faisaient une confiance totale : à 24 ans, Nicole Meyer discutait directement avec eux et était écoutée.
En 1966, le Général De Gaulle signa un accord de coopération spatiale franco-soviétique, le premier que l’URSS ait signé avec un pays occidental. On développa un projet nommé ROSEAU qui fut stoppé faute d’argent après la "révolution" de 1968. En 1969, les ingénieurs et techniciens du labo se mirent en grève pour exiger un statut remplaçant leurs contrats annuels dont certains avaient été renouvelés 6 fois. En fait ils ont assuré l’avancement des projets en cours qui ne pouvaient pas attendre. Et ils ont gagné un meilleur statut.
La coopération avec les Soviétiques avait un caractère très particulier : il a fallu apprendre à travailler sans documents écrits, ni plans, ni spécifications. Il était clair qu’ils ne pouvaient pas communiquer de documents écrits. Bien plus, quand leur délégation venait à Paris, elle comprenait toujours quelques membres muets qui étaient là pour surveiller les autres. Il nous a aussi fallu apprendre à refuser de boire autant de vodka que nos collègues soviétiques. Mais ces collègues étaient chauds, gentils, aussi coopératifs qu’on les laissait l’être, souvent très cultivés. Ils connaissaient bien la France et son histoire par leurs lectures en russe. Plusieurs ont appris le français pour converser avec nous, beaucoup sont devenus des amis proches. Et puis, ceux, qui, comme moi, avaient vécu la guerre ne pouvaient oublier que, sans l’Armée Rouge, Hitler serait probablement encore le maître de l’Europe.
Dans le cadre de cette coopération, le labo a mené à bien les premières observations radio stéréoscopiques : la mission STEREO-1 consistait en une observation simultanée du rayonnement radio sur ondes métriques de fréquence 169 MHz depuis Nançay et à bord de la sonde spatiale MARS-3 en route vers la planète Mars. C’était la première expérience française embarquée sur une sonde interplanétaire. L’équipement embarqué a été développé sous la responsabilité scientifique de Costa Caroubalos et technique de Gérard Epstein. La réception au sol était assurée par le radiohéliographe de Nançay qui fut malheureusement mis hors service par un incendie probablement pas accidentel. Il fallut mettre en service en catastrophe un récepteur de remplacement. La sonde MARS-3 a été lancée en 1971.