Sur Ulysse, les distributions de vitesses des ions n'ont pas été mesurées;
elles ne peuvent pas non plus être déterminées sans ambiguïté à partir des
données de Voyager 1 parce qu'entre autres problèmes, les spectres de
chacune des espèces d'ions reconnues dans le tore ( ,
,
,
et
) n'ont pu être
complètement discriminés.
Toutefois, ces données indiquent que les distributions n'étaient pas
maxwelliennes [Bagenal and Sullivan, 1981] et les modèles théoriques
impliquent des distributions de vitesses des ions fortement non-thermiques
[Smith and Strobel, 1985]. De plus, les libre-parcours moyens des ions (qui sont
environ 10 fois plus chaud que les électrons -voir figure v.2) sont
encore plus grands que ceux des électrons, et cela plaide en faveur
d'une moins
grande efficacité des processus de thermalisation des ions par rapport aux
électrons. Comme on a vu grâce à Ulysse qu'on ne pouvait pas supposer
les électrons à l'équilibre thermique local, il paraît raisonnable
d'envisager cette possibilité pour les ions.
L'idée est donc ici de modéliser les distributions de vitesse des ions par des
fonctions kappa, mais en s'affranchissant des hypothèses utilisées
dans notre première ébauche de modèle (voir iv.3 ou annexe B.1), à savoir d'une part, l'égalité des kappa
des ions et des électrons, qui est franchement arbitraire et d'autre part, la
composition physico-chimique à un seul ion, qui est franchement fausse. Avec ce
qu'on a déjà établi au chapitre iv, des profils de densités isotropes pourront
être calculés en utilisant des équations de la forme (iv.13), avec un
potentiel pour les électrons et
pour les ions de charge Ze,
étant le potentiel centrifuge dû
à la corotation; la difficulté supplémentaire par rapport au calcul mené
dans [B.1] sera de résoudre le système formé par ces 9 équations (celles
des électrons + celles des 8 ions cités ci-dessus) à 10 inconnues (les densités
et le potentiel électrostatique ambipolaire
), auquel on ajoutera
l'équation de neutralité
du plasma
(incluant une composition physico-chimique qui peut varier avec la
distance). On en profitera également pour calculer le potentiel centrifuge plus
précisément
,
c'est-à-dire en se dotant du modèle de champ magnétique le plus
performant sur le marché.
Ce programme est sans doute bel et bon, mais il serait dommage de s'y atteler
sans en profiter pour introduire une anisotropie des températures (en
particulier des températures des ions) relativement aux directions parallèle et
perpendiculaires au champ magnétique (ou, ce qui est équivalent, de prendre en
compte les forces miroir-magnétiques, non négligeables aux hautes latitudes).
Comme on l'a remarqué à plusieurs reprises, on a malheureusement pas de mesures
fiables des températures parallèles dans le tore de plasma d'Io. Néanmoins, on
a de bonnes raisons de penser qu'une anisotropie de température existe (surtout
pour les ions
)
dans le tore de plasma
d'Io
à cause du mécanisme d'assimilation
(pick-up) local des neutres [Siscoe, 1977].
Rappelons brièvement ce
mécanisme : un neutre est ionisé et soudainement entraîné à la vitesse de
corotation du plasma en tournant autour des lignes de force du champ
magnétique. Dans la direction perpendiculaire au champ magnétique, les vitesses
des ions ainsi assimilés vont être distribuées gyrotropiquement avec une
importante vitesse d'ensemble égale à la vitesse de corotation au lieu
d'assimilation du neutre.
Dans la direction parallèle, les particules assimilées ont au départ
une vitesse d'ensemble grande dans le repère lié au plasma (la composante
parallèle à de la différence entre la vitesse des neutres et
la corotation) qui va avoir tendance à relaxer par instabilité faisceau
plasma. Il peut exister aussi un apport d'énergie cinétique
lié à l'inclinaison du champ magnétique sur l'axe de rotation de Jupiter
(voir i.1.1) et au gel du champ dans le plasma mais cet apport est
faible devant l'énergie cinétique
acquise dans la direction perpendiculaire du fait de la corotation.
On prévoit
donc, pour ces particules fraîchement assimilées des distributions de vitesses
«en anneau», dont on trouve des exemples plus ou moins compliqués
dans la littérature
[Barbosa et al., 1985, voir pour un exemple compliqué,], mais
qu'on n'a jamais mesurés in situ dans les plasmas spatiaux.
Cependant, les temps d'isotropisation des ions étant relativement
grands
, on peut penser qu'une certaine anisotropie de
température pourra perdurer.
Pour obtenir un modèle de structure latitudinale du tore, on veut donc généraliser l'effet de filtration des vitesses, expliqué au chapitre iv, à des distributions kappa anisotropes [Summers and Thorne, 1992, voir pour une expression formelle de ces distributions,], que nous appellerons «bi-kappa», par analogie avec les bi-maxwelliennes, et qui s'écrivent (normalisées):
En appliquant le théorème de Liouville avec conservation de l'énergie,
comme dans le cas isotrope, et en ajoutant la conservation du moment
magnétique , on va pouvoir déduire le profil
de densité pour chaque espèce de particules.
Rappelons que le théorème de Liouville permet d'exprimer la conservation
de la distribution à
l'abscisse curviligne s le long de la ligne de champ depuis
l'équateur centrifuge, ce qui donne, en présence d'un potentiel attractif
monotone
, d'un champ de magnitude B(s) et compte-tenu des invariants cités :
en remarquant que :
où
est le facteur d'anisotropie à l'équateur centrifuge (et où C est la
constante de normalisation de v.1).
Cette équation généralise la relation générique iv.11 au cas anisotrope.
En utilisant cette relation pour le calcul des moments d'ordre 0 et 2, on en déduit les profils de densité et températures suivants :
Notons qu'avec ces distributions bi-kappa,
ni la température parallèle ni la température
perpendiculaire ne vont suivre strictement une loi polytrope
en le long des lignes de champ, la température
perpendiculaire subissant un effet supplémentaire, dû à l'existence
d'une anisotropie de température à l'équateur
(en d'autres termes, cette anisotropie de température n'est pas
conservée le long des lignes de champ). Cet effet sera évidemment
d'autant plus négligeable que la variation de la magnitude du champ est
faible (elle est d'au maximum 20% sur nos mesures d'Ulysse) et/ou
que l'anisotropie à l'équateur est faible (l'amplitude de
cette anisotropie reste un mystère, à
part pour les électrons : on
doit donc pouvoir la supposer grande dans les modèles).
Lorsque
,
on retrouve le modèle bi-maxwellien anisotrope de [Huang and Birmingham, 1992] déjà
explicité précédemment (équation iv.5).
Lorsque
(isotropie), on retrouve le profil de (iv.13) introduit
par [Meyer-Vernet, Moncuquet and Hoang, 1995](annexe B.1).
Il ne reste plus qu'à réaliser le programme décrit préalablement (v.2),
c'est-à-dire résoudre un système formé par 9 équations du type de v.4
écrites pour chacune des espèces détectées dans le tore, en se donnant
en entrée les n(0) et , autrement dit un profil de référence
à l'équateur centrifuge, et en choisissant divers
et
:
ce sera l'objet du chapitre vi.
Avant cela, on veut illustrer dans un cas simple (un seul ion) et
en s'intéressant uniquement au confinement n(s)/n(0), ce que donne la
résolution de ce type d'équation v.4, notamment les effets
qualitatifs de la variation des paramètres kappa et d'anisotropie.
Figure v.3: Densité de plasma (normalisée à l'équateur centrifuge) en
fonction de la latitude magnétique (modèle dipolaire du champ jovien),
pour deux valeurs du kappa (1.6 et 2.4) de la distribution d'énergie d'un ion
"moyen" du tore ( ), comparé au profil obtenu avec une
distribution maxwellienne (
).
Les profils obtenus avec une distribution isotrope sont en traits fins, les
profils obtenus avec une anisotropie de température
(
) sont en gras. Le kappa des électrons
est fixé à 2.4 [Meyer-Vernet, Moncuquet and Hoang, 1995] et
l'anisotropie à 1.2 [Sittler and Strobel, 1987]
On a représenté sur la figure v.3 plusieurs profils de densité
normalisés
à l'équateur centrifuge, dans le même plan méridien que la figure
i.1 et pour un dipôle incliné d'environ 10° sur l'axe de
rotation jovien, en fonction de la latitude magnétique (ce qui explique que les
profils soient décalés d'environ 3°, qui est l'écart entre l'équateur
centrifuge et magnétique dans ce plan méridien -voir légende de i.1).
Ces profils sont obtenus par la résolution de 2 équations de type v.4 avec
l'équation de neutralité qui s'écrit dans ce cas
et permet d'éliminer des équations le potentiel électrique ambipolaire
.
On voit sur cette figure que les distributions kappa, utilisées pour obtenir
les profils de densité, ont tendance à confiner davantage les particules près
de l'équateur, en comparaison de ce que donne une maxwellienne, mais à prédire
un peuplement plus important aux grandes latitudes. L'effet de l'anisotropie
est, quelle que soit la distribution (bi-kappa ou bi-maxwellienne), celui d'un
fort confinement à l'équateur centrifuge; mais la différence notée dans le cas
isotrope kappa/maxwellienne demeure, c'est-à-dire qu'à anisotropie fixée, les
bi-maxwelliennes ont tendance à raréfier davantage le plasma aux hautes
latitudes que les bi-kappa. Ces effets se retrouveront grosso modo dans les
prédictions et comparaisons aux mesures in situ du modèle de structure 2-D
complet que nous allons présenter et utiliser dans le chapitre suivant.