jeudi 3 août 2023, par Frederic Vincent, Thibaut Paumard, Yann Clénet
Contexte astrophysique et instrumental
La compréhension de l’évolution des galaxies est un enjeu majeur de la recherche actuelle dans le domaine extragalactique. Or l’environnement proche du noyau des galaxies et les processus physiques qui s’y déroulent semblent jouer un rôle important dans leur évolution : formation d’étoiles, interaction du milieu interstellaire avec un trou noir central, activité du trou noir central…
Étudier tous ces processus, au sein des régions les plus centrales des galaxies demande une capacité à observer des détails très fins. Seuls les télescopes géants au sol équipés d’optique adaptative ou les interféromètres qui combinent en les associant ces mêmes télescopes géants au sol permettent d’atteindre le pouvoir de résolution nécessaire. Fort de sa position de leader international dans ces techniques de haute résolution angulaire, le pôle HRAA s’implique depuis trois décennies dans plusieurs études sur l’activité des cœurs des galaxies.
Image de NGC 1068 observé par NACO en bande M’ (4,8 µm) (Gratadour et al. 2006)
Les noyaux actifs de galaxies
Contreparties locales des quasars, les noyaux actifs de galaxies (NAG) se distinguent par leur forte luminosité centrale, pouvant dépasser la luminosité totale d’une galaxie classique à l’intérieur d’une région très petite. La taille de cette région est de l’ordre d’un parsec, que l’on peut comparer au diamètre de la Voie lactée qui est d’environ 30 000 parsecs (1 parsec correspond à environ 3 années-lumière). Cette luminosité des NAG s’expliquerait par l’existence en leur cœur d’un trou noir d’un million à un milliard de masses solaires, ceint d’un disque d’accrétion l’alimentant en matière. C’est ce phénomène d’accrétion, particulièrement efficace pour transformer l’énergie gravitationnelle en énergie lumineuse, qui serait à l’origine du rayonnement émis par les NAG.
Notre équipe travaille depuis plusieurs années à l’analyse de NGC 1068, l’un des NAG les plus archétypiques, au moyen d’instruments d’imagerie infrarouge avec optique adaptative, parfois couplée avec un coronographe. Originellement prévue pour la recherche d’exoplanètes, la coronographie se révèle particulièrement intéressante pour l’étude des NAG : le flux du noyau lui-même domine complètement dans les régions centrales, occultant l’émission lumineuse potentielle de structures sous-jacentes. « Éteindre » le noyau peut permettre de révéler ces dernières L’emploi à 2,2 µm d’un coronographe conçu au LESIA et monté sur NACO (une caméra infrarouge équipée d’une correction par optique adaptative, installée au Very Large Telescope) a confirmé la réalité de structures en forme de vagues fines et régulières encadrant le jet radio de la galaxie (Gratadour et al., 2006) et permis de mesurer la température, élevée, de ces structures. Nous avons par ailleurs pu expliquer l’observation, en leur sein, de raies coronales.
Nous avons également initié un programme d’observations de NGC 1068 avec SPHERE (Spectro-Polarimetric High contrast Exoplanet Research) [1] installé sur le télescope Yepun du VLT, exploitant ainsi les capacités polarimétriques et coronographiques de cet instrument. Ces observations par SPHERE du cœur de NGC 1068 montrent clairement une structure nucléaire compacte (20 pc × 60 pc) perpendiculaire à l’axe d’un bi-cône en forme de sablier. Elle est orientée avec un angle polaire de 118 ̊, et trace des cônes d’ionisation au nord et au sud du noyau actif. Ce serait la première observation directe du tore de poussières au cœur de NGC 1068 (Gratadour et al., 2015).
Le centre de notre galaxie
L’activité du trou noir au centre de la Galaxie (Sagittarius A*) et l’étude de son environnement proche a constitué une activité importante de recherche au LESIA ces dernières années, en relation directe avec les développements instrumentaux en haute résolution angulaire réalisés au laboratoire.
Les premiers systèmes d’optique adaptative, tel ADONIS installé en 1993 sur le télescope de 3,6m de la Silla/ESO (Chili), avaient déjà permis d’obtenir de premiers résultats. Ainsi, la première cartographie du Centre Galactique en optique adaptative à la longueur d’onde de 3,6 microns (Clénet et al. 2001). Le système d’optique adaptative NAOS et plus particulièrement son analyseur infrarouge, conçu au LESIA, a ensuite permis à une équipe internationale comprenant des chercheurs allemands du Max-Planck-Institut für extraterrestrische Physik de Garching (MPE) et des chercheurs du LESIA de réaliser une étude astrométrique des étoiles gravitant au cœur de la Galaxie avec une résolution spatiale jusqu’ici inégalée. Elle a permis de démontrer, de façon quasi certaine, l’existence d’un trou noir au centre de la Galaxie (Schoedel et al. 2002). Toujours grâce à NAOS, cette même équipe a, par ailleurs, observé pour la première fois la contrepartie infrarouge de la source radio associée au trou noir dans plusieurs bandes infrarouges : H, K, L’et M’(Genzel et al. 2003, Clénet et al. 2004).
Image à 8.6 microns de la région du Centre Galactique obtenue avec VISIR lors du Large Program ESO (Haubois et al. 2008)
Les orbites des étoiles les plus proches de Sagittarius A* ont été suivies depuis des décennies, permettant en particulier de mieux comprendre les propriétés de l’objet compact central (Gillessen et al., 2016). Ainsi, l’étude de l’étoile S2 passant au plus près du trou noir, à son péricentre donc, est d’une importance cruciale dans cette perspective.
L’origine des sursauts de luminosité infrarouge, signature de bouffées de rayonnement qui apparaissent typiquement, quelques fois par jour, aux abords de Sagittarius A*, reste encore à préciser. Ils pourraient s’expliquer par de la matière présente sur la dernière orbite stable du trou noir et se précipitant sur lui (Gillessen et al. 2006) ou par un jet accélérant les électrons à l’origine du rayonnement non thermique observé (cf. par exemple Clénet et al. 2006).
Les deux dernières thématiques évoquées ci-dessus (orbites d’étoiles proches, sursauts) constituent un aspect crucial du cas scientifique de GRAVITY (GRAVITY Collab., 2017, article de première lumière) l’instrument de deuxième génération de l’interféromètre du Very Large Telescope. L’un des objectifs phares de cet instrument est de mettre à l’épreuve les prédictions de la théorie de la relativité générale relatives au mouvement des étoiles et du gaz au voisinage immédiat du trou noir supermassif Sagittarius A*. Notre équipe s’est beaucoup impliquée à la fois dans la conception, le développement, l’analyse des données et l’interprétation scientifique des observations de GRAVITY au centre de la Galaxie. À ce stade, les résultats majeurs obtenus sont les suivants :
À ce stade, aucune étoile nouvelle, plus proche de Sagittarius A* que S2, n’a été découverte. Il est possible que GRAVITY+ (lien à faire), plus sensible, permette une telle détection qui entraînerait des tests encore plus fins des prédictions de la relativité générale.
Une autre question centrale pour la physique du Centre Galactique est l’origine des populations d’étoiles voisines du trou noir. En relation avec cette question, notre équipe a entrepris une étude sur le gaz moléculaire dans les parsecs centraux de la Galaxie (Ciurlo et al. 2016). Grâce à des techniques de traitement d’images héritées de la haute résolution angulaire et appliquées à des données de spectro-imagerie obtenues avec SPIFFI au VLT, nous avons montré que le gaz moléculaire H2 est présent dans tout le parsec central par une analyse simultanée de l’émission dans les différentes raies d’émission dites « ortho » et « para » de H2.
En quelques mots, le dihydrogène, H2, molécule formée de deux protons, peut exister sous deux formes différentes selon l’orientation du spin [2] de chacun des deux protons : ortho-H2 lorsque les deux spins sont parallèles, para-H2 lorsque les deux spins sont inversés. Cette analyse a permis d’obtenir des diagrammes d’excitation du gaz en plusieurs zones du parsec central. Ils mettent en évidence deux régions distinctes : le disque circum-nucléaire d’une part. Le gaz y est thermalisé avec de très fortes températures d’excitation (>1700 K). La cavité centrale d’autre part, où le gaz n’est pas thermalisé, et qui présente des températures d’excitation différentes suivant les isomères du fait de la destruction plus rapide des molécules de H2 par le fort champ UV des étoiles jeunes.